Russie et liberté religieuse :

Quelques réflexions sur le cas des Témoins de Jéhovah (...)

par Massimo Introvigne

Article résumé et traduit de l'anglais par Philippe BARBEY

http://www.cesnur.org/2017/russia.htm

 

En avril, la Cour suprême de Moscou a ordonné la "liquidation" des Témoins de Jéhovah en Russie (..) [après] raids, arrestations, et saisies de littérature "subversives". En 2016, la Russie a passé une loi draconienne interdisant le prosélytisme en dehors des bâtiments religieux. Ce n'est pourtant pas cette loi qui est utilisée contre les Témoins de Jéhovah (...) mais celle de 2002 sur les dispositions anti-extrémisme, amendée en 2006 et conçue au départ comme une arme contre le fondamentalisme islamique radical.

Avec l'amendement de 2006, l'"extrémisme" peut être caractérisé même s'il est sans violence avérée ou non incitant à la violence. En réalité, dans le cas des Témoins de Jéhovah, trois assertions ont été utilisées pour prouver qu'ils sont "extrémistes". Premièrement, ils affirment prêcher la seule vraie religion, et que toutes les autres religions (y compris le christianisme tel qu'il est enseigné par l’Église orthodoxe russe) sont fausses. Deuxièmement, ils "détruisent les familles", parce que si l'un des conjoints rejoint, ou quitte les Témoins de Jéhovah, il y aura divorce dans la majorité des cas. Troisièmement, ils "violent la dignité" des anciens membres en suggérant à leurs fidèles de ne plus les fréquenter, même s'ils sont des membres de leur famille proche. (...)

Ce que les autorités russes affirment à propos des Témoins de Jéhovah (...) n'est pas complètement faux. Oui, les Témoins (...) proclament l'unicité et la supériorité de leur foi (...). Oui, le divorce est fréquent quand seulement l'un des conjoints rejoint, ou quitte, cette religion. Et oui, il est conseillé à ceux qui restent fidèles à leur religion d'éviter les ex-membres excommuniés par les Témoins de Jéhovah (...), même si ces derniers sont des membres de leur très proche famille.

Le problème est que ces assertions ne sont pas caractéristiques des Témoins de Jéhovah (...). Beaucoup de religions affirment être la seule voie du salut. C'est particulièrement le cas pour l'islam, mais le Vatican a affirmé la même chose pour le catholicisme dans sa déclaration Dominus Iesus en 2000, même si le pape actuel insiste moins sur ce point aujourd'hui. Et il ne serait pas difficile de recenser les déclarations de dignitaires de l’Église orthodoxe russe proclamant que toutes les autres religions sont fausses, et que quelques une d'entre elles sont même contrôlées par le Diable. Les sociologues peuvent démontrer que le divorce est fréquent quand seulement l'un des conjoints change de religion, et ce quelque soit la religion. Il y a quelques années encore, l’Église catholique considérait les excommuniés comme des "vitandi", un mot latin signifiant "personnes à éviter". L’Église orthodoxe n'est pas connue pour sa bonté envers ceux qui ont abandonnés l’Église et qui la critiquent. De nombreuses religions ont des règles d’interdiction de toute communication entre fidèles et "apostats"ex-membres, y compris des groupes considérés comme conciliants et paisibles tels que les Amish. Et pour quelques courants islamiques, mais par pour tous bien sûr, l'"apostat" qui a abandonné l'Islam doit être non seulement évité par ses anciens amis et par ses proches, mais peut être aussi puni de mort. Pour faire court, s'il fallait appliquer les trois assertions russes à toutes les religions, la plupart seraient facilement classées comme "extrémistes" et "liquidées".

 Pourquoi cette situation arrive-t-elle juste aujourd'hui en Russie ? Le gouvernement Poutine rencontre de sérieuses difficultés, aussi bien à l’intérieur, avec la montée de la dissidence, qu'à l’extérieur, à travers les accusations de violation des droits humains en Syrie et d'interférence dans les élections américaines. Il a plus que jamais besoin du soutien de l’Église orthodoxe russe. Mais ce soutien a un prix : la suppression des religions qui ont démontrées leur succès à convertir des russes de l'orthodoxie à une foi différente. Le gouvernement a habilement manœuvré en commençant par supprimer les Témoins de Jéhovah (...) , sachant qu'ils sont impopulaires même dans certaines régions à l'Ouest. Cependant, ceux qui n'aiment pas les Témoins de Jéhovah et qui applaudissent le Kremlin, sont atteints de myopie. Quelques organisations antisectes approuvent le Kremlin parce qu'elles bénéficient de son généreux soutien financier. Mais d'autres à l'Ouest ne retirent aucun bénéfice de ces décisions. Elles sont simplement heureuses de voir les Témoins de Jéhovah (...) punis parce qu'elles considèrent sans aucun fondement, que c'est une "secte". Leur position est malavisée. la distinction entre "sectes" et "religions" est difficile, et beaucoup de chercheurs en science des religions diront qu'elle est impossible. Laisser des cours russes ou d'autres  affirmer qu'un certain groupe est une "secte" pour le "liquider", c'est réduire la liberté de religion à l'état d'une coquille vide. (...)

Quelques soutiens de la décision russe citent une liste de méfaits réels, ou supposés tels, attribués aux Témoins de Jéhovah (...) Ce n'est pourtant pas le propos actuel en Russie. Si un Témoin (...), en tant qu'individu, commet un crime de droit commun, il doit bien sûr être poursuivi. Mais en "liquidant" une organisation entière, la Russie proscrit les idées et bannit les livres concernant ces idées comme "extrémistes". Avec cette définition de l'"extrémisme" contre les Témoins de Jéhovah par l’Église catholique russe, personne n'est à l'abri.

Mais est-ce que cela signifie qu'il faut que les organisations religieuses et politiques de l'Ouest réagissent en cessant tout dialogue avec l’Église orthodoxe russe, dialogue si important aux yeux du pape actuel ? Ma réponse est non et ce, pour trois raisons. Primo, l’Église orthodoxe russe compte des millions de fidèles. Et tous, prêtres ou même évêques, ne soutiennent pas la "liquidation" de minorités religieuses, et encore moins la frange lunatique des "chasseurs de sectes", tel que le très connu Alexandre Dvorkin. Celui-ci a mis dans l’embarras le Patriarche de Moscou ainsi que le gouvernement en attaquant l'Islam et en proposant d’interdire le Bhagavad Gita en tant que livre "extrémiste", causant un grand ralliement anti-russe en Inde. Il ne faut pas confondre les positions des Dvorkins avec celle de l’Église orthodoxe, même si les extrémistes antisectes semblent être protégés par quelques membres haut placés de la hiérarchie orthodoxe. 

Secundo, il faut bien comprendre que l’Église orthodoxe russe ne possède pas l'équivalent d'un Concile Vatican II des catholique romains. Elle n'a pas complètement élaboré une doctrine en termes de liberté religieuse. Des contacts personnels avec des leaders du patriarcat russe m'amène à penser qu'ils continuent à confondre liberté de religion et simple liberté de culte. Les conventions internationales signées par la Russie disent clairement que la liberté de religion inclut la liberté de faire du prosélytisme. Pour être plus clair, elle inclut la liberté d'approcher des fidèles de l’Église orthodoxe russe et de leur dire que leur religion est fausse et qu'ils ont besoin de se convertir à une autre s'ils veulent être sauvés. C'est du "prosélytisme" et toutes les religions ne s'y adonnent pas. L’Église catholique, depuis Paul VI, critique le prosélytisme comme moyen de proposer une religion en critiquant les autres formes de foi. Le pape François a caractérisé le prosélytisme comme quelque chose de "tout simplement sot." C'est peut être vrai mais ce point de vue ne peut pas être imposé par la loi. La Cour européenne des droits de l'Homme (qui, au passage, n'a rien à voir avec l'Union Européenne mais fait partie du Conseil de l'Europe dont la Russie est membre) a statué dans les cas opposant la Russie, la Grèce et le France  aux Témoins de Jéhovah (...) que le droit de faire du prosélytisme est une part nécessaire à la liberté religieuse et que les gouvernements ne peuvent en aucun cas y contrevenir soit directement, soit par l’imposition litigieuse de taxes ou par d'autres dispositions. Quelques états islamiques n'ont pas signé les conventions internationales sur la liberté religieuse ou la liberté de pensée précisément parce qu'elles incluent le droit au prosélytisme et à l'apostasie. Mais la Russie, elle, les a signées.

On ne peut pas blâmer entièrement l’Église orthodoxe russe. De fait, sous le régime tsariste puis soviétique et maintenant avec Poutine, elle n'a jamais vécu sous une véritable démocratie. Il ne faut pas mélanger le régime Poutine avec les positions de Dvorkin, même si parfois ce dernier a pu être utilisé pour faire le "sale boulot" que personne n'était prêt à faire. Du fait du manque d’expérience de pratique démocratique, l’Église orthodoxe russe maintient la position anachronique de "territoire canonique", dans lequel le prosélytisme d'une autre religion doit être interdit par la loi. Cette position est incompatible avec la liberté religieuse mais on ne peut pas pour autant diaboliser l’Église orthodoxe russe pour ce point de vue. Au contraire, il convient de reconnaître sa très belle et unique liturgie, l'héritage théologique et artistique de la Russie orthodoxe et de l'engager dans le dialogue sur le difficile terrain de la liberté religieuse.

Dans ce dialogue, je recommande, sur la base de mon expérience avec les autorités orthodoxes russes, d'éviter une erreur fréquente chez les défenseurs américains bien intentionnés de la liberté religieuse. Ceux-ci proposent aux Russes le modèle américain selon lequel toutes les religions sont égales pour l’État. C'est un excellent modèle pour les États-Unis mais il est clair qu'il ne sera jamais accepté en Russie. L'histoire des deux pays est très différente. Bien sûr, toutes les religions devraient pouvoir jouir d'une liberté religieuse de base. Mais, cela ne veut pas dire pour autant que la Constitution d'un pays et ses lois ne puissent pas reconnaître la contribution unique d'une ou de plusieurs religions spécifiques à l'histoire et à la culture nationales. Une telle position existe pour l’Église d'Angleterre. En Italie, une minorité de laïques humanistes a soutenu le modèle américain mais les pères de la Constitution italienne l'ont unanimement rejeté. Ils ont préféré un système différent. La Constitution inclut le statut unique de l’Église catholique garanti par le Concordat signé avec un état étranger, le Vatican, et non avec l’Église catholique italienne. Ce concordat est un traité international qui, comme tel, ne ressort pas des tribunaux italiens mais qui laisse la place à la coopération d'autres religions avec le gouvernement dans le cadre de "petits" concordats garantissant la liberté religieuse à toutes les religions, y compris celles n'ayant pas de concordat. La Cour européenne des droits de l'Homme a régulièrement statué sur la reconnaissance d'un statut spécial pour une religion nationale comme n'étant pas à l'encontre du principe européen de liberté religieuse, tout en spécifiant que la liberté religieuse des autres religions n'est pas limitée (et inclut le droit de faire du prosélytisme). Il serait tout à fait possible à la Russie d'appliquer le modèle italien, en reconnaissant le statut unique de l’Église orthodoxe russe, tout en incluant d'autres religions traditionnels dans une coopération spéciale avec le gouvernement et garantissant la liberté religieuse de base pour tous, y compris la liberté de faire du prosélytisme. Le modèle italien, plutôt que l'américain, peut certainement apparaître plus digeste aux russes.

Versione italiana: Russia 2017, attacco alla libertà religiosa

visites depuis le 06/04/2014

123.287 visites cumulées

au 29/07/2023 (Recherche, Articles, English site, Centre de formation)

 

CONTACT