LES TÉMOINS DE JÉHOVAH EN FRANCE

Un long combat pour la reconnaissance

au sein de la patrie des droits de l'homme

 

Dans la postface du livre de Jean Baubérot, Michel Morineau se montre méfiant envers ceux qu’il appelle « les nouveaux clercs ». Il dénonce : « La démocratie laïque ne peut davantage accepter qu’après avoir écarté les religions du pouvoir, elle puisse être à nouveau dominée par des cléricatures, civiles celles-là : experts abusifs, grands corps de l’État imbus de leurs privilèges, patrons de droit divin, hauts fonctionnaires arrogants, tous n’ont souvent que mépris pour une démocratie qui suppose des citoyens au plus près des institutions et des appareils. Ces « nouveaux prélats » font preuve de la même détermination à confisquer la chose publique que les anciens (les vrais) en mettaient à contrôler l’appareil d’État en sous-main. Et ce n’est pas la multiplication des « autorités administratives indépendantes » qui rassurera, car, à leur manière, elles dépossèdent aussi les citoyens des débats publics sur des questions essentielles ‘éthique médicale, information, éducation’… » [1] Ces propos écrits en 1990 se sont révélés ensuite quasi prophétiques.

 

Les dérives laïcistes de l’État dans les années 2000

En effet, la France, État démocratique laïque et donc neutre, créait en octobre 1998 « une mission interministérielle de lutte contre les sectes ». Cette mission se substitue à l’Observatoire sur les sectes lui-même créé en mai 1996. Les Actualités Sociales Hebdomadaires (ASH) rapportent le communiqué du conseil des ministres: « Le Premier ministre, Lionel Jospin, a présenté en conseil des ministres du 7 octobre, un projet de décret instituant une mission interministérielle de lutte contre les sectes. La mise en place de cette structure répond au besoin d’une connaissance approfondie du phénomène des sectes et à la nécessité d’une meilleure coordination des administrations pour combattre les pratiques sectaires lorsqu’elles portent atteinte aux libertés et aux droits fondamentaux de la personne. » [2]

 

On notait tout de suite que de l’observation, et alors même que le décret précisait « le besoin d’une connaissance approfondie », on passait directement à la « lutte », au « combat ». Du même coup, le gouvernement niait sa neutralité et donc sa laïcité envers tous ses citoyens. Le prétexte de « répondre aux besoins d’une connaissance approfondie du phénomène » était fallacieux. Il démontrait plutôt l’incapacité des « nouveaux prélats » politico-bureaucratiques à « examiner le pluralisme religieux et la laïcité dans un État multiconfessionnel d’une manière historique et sociologique » comme le constatait Régis Dericquebourg : « Nous constatons que peu de gens examinent le pluralisme religieux et la laïcité dans un État multiconfessionnel d’une manière historique et sociologique. Ils n’appréhendent pas le phénomène religieux dans la dynamique d’une transformation de la société ou dans la perspective de stratégies identitaires de classes sociales statutairement dévalorisées. Les écrits d’historiens et de sociologues ne manquent pourtant pas. »[3]

 

Et d’ajouter: « A défaut d’une réflexion fondamentale sur la laïcité de l’Etat au regard du pluralisme religieux, les hommes politiques qui se prononcent sur la question se réfèrent aux principes fondamentaux de la liberté et au droit sans rien en faire et proposent de laisser faire la justice.»[4]

 

Le masque de  « l’approfondissement », de la « compréhension du phénomène » ne tenait pas longtemps. Une petite semaine après le communiqué du conseil des ministres, « l’autorité administrative indépendante », l’« instance », était chargée « outre d’analyser le phénomène des sectes, d’inciter les services publics à prendre les mesures appropriées pour prévoir et combattre les actions des sectes qui portent atteinte à la dignité de la personne humaine ou qui menacent l’ordre public. »[5]

 

Là, le grand mot était lâché : la menace de l’ordre public. On sentait tout le danger. En effet, il ne faut pas oublier le fondement légal de la liberté religieuse en France : la loi du 9 décembre 1905 qui « garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées (...) dans l’intérêt de l’ordre public » (Art.1). Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions, directeur de collection aux éditions du Seuil et auteur des Religions à la carte (Hachette, 1995) a vu ce danger pour notre liberté de conscience. Il déclarait : « [...] (Les sociologues) ont raison de nous avertir : attention aux libertés publiques ! Si on commence à légiférer sur le droit d’association... » Et de dénoncer : « Il existe une liste des sectes dites dangereuses. [...] Moi, je préfère qu’il n’y ait pas de liste… »[6]

 

En ce sens, le contenu du Décret n° 98-890 du 7 octobre 1998 (J.O. du 9-10-98) faisait peur. Au titre du maintien de l’ordre public, elle (« l’instance ») devait notamment dénoncer aux procureurs de la République « les faits qui sont susceptibles de recevoir une qualification pénale. » Le même décret parlait déjà de « formation des agents publics sur les méthodes de lutte contre les sectes, (d’)informer le public sur les dangers qu’elles représentent (...). » Le 27 novembre suivant soit environ un mois et demi après la parution du décret, Alain Vivien, Ancien secrétaire d’État aux Affaires étrangères,  était nommé président de l’instance.  « (...) Auteur en 1985 d’un rapport sur les sectes et président du Centre de Documentation, d’éducation et d’action contre les manipulations mentales, Alain Vivien sera assisté d’un secrétaire général, Denis Barthelemy, magistrat. » A cette date du 27 novembre, on nous annonçait que le président serait « à la tête d’un conseil d’orientation composé de personnalités nommées en raison de leurs compétences et de leur expérience. »

 

Dès le 18 décembre 1998, soit à peine deux mois et demi  plus tard (laps de temps manifestement insuffisant pour une analyse approfondie du phénomène sociologique que constituent les groupes religieux minoritaires en France), les experts étaient nommés. Une circulaire de la Ministre de la Justice portant sur « la lutte contre les atteintes aux personnes et aux biens commis dans le cadre des mouvements à caractère sectaire » était envoyée aux parquets. Elle stipulait: « Afin que le nombre de dénonciations ou de plaintes des « victimes adeptes » augmente, il est demandé aux procureurs de la République de nouer des liens plus étroits avec les associations de lutte contre les phénomènes sectaires ‘dont le sérieux est unanimement reconnu’. »

 

Les experts désignés étaient l’UNADFI, le CCMM dont Alain Vivien était le président. « En outre, un magistrat ‘particulièrement au fait de ces questions’ doit être désigné au sein du parquet général comme ‘correspondant sectes’. »

 

Au plan régional, ‘un magistrat chargé de mission auprès des affaires criminelles et des grâces pour les affaires sectaires devra prendre l’attache du substitut général chargé des affaires de mineurs dans toutes les situations où les mineurs ont un lien avec des organisations à caractère sectaire. Il coordonnera ses actions avec celles de la police, la gendarmerie, la DRTEFP, la DDPJJ... Enfin, les conseils généraux seront invités à des réunions de coordination périodiques, dès lors que sera évoquée la question des mineurs membres d’organisations à caractère sectaire ou dont les titulaires de l’autorité parentale sont eux-mêmes membres de ces organisations’. » [7]

 

Du propre aveu des auteurs du Rapport parlementaire [8] (21 heures d’audition pour un travail qui se voulait scientifique et qui prétendait à une approche sociologique [9],«un recensement partiel (UNADFI) fait apparaître un nombre d’adeptes supérieur à 120 000. Cette estimation semble donc sensiblement inférieure  à celle des renseignements généraux, qui évaluent à 160 000 le nombre des adeptes des quelque 172 mouvements qu’ils reconnaissent comme sectes », soit 0,28% de la population française ! A noter que le rapport tantôt incluait les Témoins de Jéhovah (alors qu’à eux seuls, ils étaient en France plus de 130 000 baptisés), tantôt ne les incluait pas, pratiquant un amalgame grossier et laissant sans cesse le flou sur le caractère sectaire ou non de ce mouvement  [10].

 

Aucune approche sociologique

Michel Morineau revenait sur le nécessaire travail scientifique en rapport direct avec l’application de la laïcité qui n’a rien à voir avec un travail bâclé et dangereux pour les libertés publiques : « Cette conception de la pensée scientifique s’identifie à la laïcité telle qu’on peut la concevoir aujourd’hui. (...) Que demande la laïcité à la science ? Toujours plus de connaissances, sur nous-mêmes, sur notre environnement : aucune n’est inutile ou méprisable, toutes doivent être disponibles sans hiérarchies de choix. La recherche scientifique ne souffre aucun accommodement. »[11]

 

Enfin, Régis Dericquebourg expliquait, toujours dans le cadre d’une démarche scientifique, que « la diversité religieuse exige que l’on sorte de nos cadres de pensée habituels. » Et de proposer plusieurs pistes : « la tolérance religieuse ne remplaçant pas la liberté religieuse », il pense que « la liberté religieuse suppose une reconnaissance et une juridiction contre les discriminations religieuses de la même façon qu’il existe une législation contre les racismes’, ‘qu’il faut entrer dans un pluralisme accepté dans le cadre d’une laïcité culturelle’, ‘qu’il faut envisager le dilemme du projet collectif et de la fragmentation sociale, reconnaître les innovations apportées par les groupes religieux minoritaires, le droit à la différence, le droit de participer au projet collectif que notre société recherche’. » « Faute de le faire, la société conduira des groupes à l’enclavement et à une plus grande fragmentation sociale. » « La question essentielle est de savoir quel genre de communauté l’on peut créer à partir de la diversité des hommes que nous sommes », écrit Amy Guttman. La théorie de la déviance amplifiée nous enseigne que « plus un groupe est rejeté plus il se conduit de manière déviante et plus il est ostracisé. »

 

Pour finir, l’auteur proposait « d’entrer dans ce que J. Baubérot appelle une laïcité délibératrice qui implique qu’on interroge les groupes religieux minoritaires sur leurs valeurs, sur leurs pratiques, « c’est-à-dire qu’on leur donne la parole dans des débats qui ne sont pas faussés, comme le sont les lamentables émissions télévisées animées par des bateleurs. Il faut aussi que les responsables des groupes religieux minoritaires ne se dérobent pas et répondent aux interrogations qu’on leur adresse. » »[12]

 

A ce stade, on pouvait dresser un état des lieux et replacer chaque acteur dans ses rapports avec l’autre: l’État et ses services, les groupes religieux tels qu’on voulait les classifier, les universitaires, les médias, les groupes de pression tels qu’ils semblaient se positionner à ce moment-là.

 

On notait la classification de fait des groupes à caractère religieux en France. L’Église catholique jouissait d’un statut privilégié, le protestantisme, le judaïsme, l’islam et le bouddhisme voyaient progressivement leur statut aménagé. Des dénominations religieuses (dont les Témoins de Jéhovah) demandaient que leur statut soit lui aussi reconnu.

 

Puis, on parlait de « sectes », sans toutefois rappeler qu’il n’existe aucune définition légale de ce mot et en connotant très péjorativement le terme. Certains mouvements s’étant rendus coupables d’actions illégales ont été réprimés, voire interdits. Enfin, certains groupuscules prônaient carrément l’autodestruction.

 

Cependant, du fait qu'aucun mouvement religieux, majoritaire ou minoritaire, n’est à l’abri de dérives intégristes, fanatiques, fondamentalistes ou sectaires, les universitaires prêchaient une approche scientifique du phénomène religieux dans son aspect historique, sociologique ou psychologique.

 

Enfin, les médias jouaient un rôle ambigu, tantôt objectifs ou neutres, tantôt pratiquant l’amalgame ou cherchant le sensationnel. Ce terrain médiatique était le domaine de prédilection des groupes de pression et des associations anti-sectes qui cherchaient à y orienter l’opinion publique.

 

La nécessité d’une médiation socio-religieuse

La laïcité moderne innove. Elle veut analyser le fait religieux dans le cadre d’une démarche historique, scientifique et éducative. Le fait religieux est aujourd’hui soumis à l’analyse des historiens, des linguistes, des sociologues, des psychologues, des ethnologues. Il faut mettre ces recherches à la disposition de nos enseignants afin de leur permettre de mieux appréhender le système de valeurs des enfants qui sont leurs élèves, dans le cadre d’une laïcité de médiation.

 

Jean-Paul Willaime, dans un article de la Revue Française de Pédagogie, rappelait : « Bien que la France reste un pays de « christianitude » (Émile Poulat), c’est-à-dire un pays profondément marqué par la culture chrétienne -catholique, mais aussi protestante-, c’est un pays qui, en cette fin de XXe siècle, est beaucoup plus diversifié religieusement qu’il n’y paraît. Tout d’abord parce que le catholicisme n’y est plus aussi massivement majoritaire : en 1994, 67 % des Français se déclaraient catholiques alors qu’ils étaient 90 % à le faire à la fin des années 1950 (sondage C.S.A. - Le Monde, La Vie, Le Forum des Communautés Chrétiennes, L’Actualité Religieuse dans le Monde de 1994). Ensuite parce que le pluralisme religieux du territoire s’est accentué, en particulier avec la présence d’une forte minorité musulmane (évaluée à quatre millions dont près de la moitié de nationalité française) et le développement récent de la présence du bouddhisme (environ 500 000 adeptes parmi lesquels 150 000 Français). Avec les protestants (environ un million), les juifs (600 000), les orthodoxes (200 000) et les Témoins de Jéhovah (130 000), le paysage religieux français est donc diversifié. Cette diversification, avec notamment la présence d’une forte minorité musulmane, rend d’autant plus nécessaire une prise en compte objective et rigoureuse des cultures religieuses dans l’enseignement public. Une telle prise en compte ne pourrait d’ailleurs qu’aider le processus d’adaptation de l’islam au contexte d’une société démocratique et pluraliste, plus particulièrement à celui de la laïcité scolaire. » [13]

 

Francis Messner, Directeur de Recherches au CNRS, pensait qu’il fallait approfondir les liens entre la religion, la culture et le patrimoine, que la formation des maîtres devait prendre au mieux cette dimension particulière [14].

 

Jacqueline Costa-Lascoux expliquait l’importance de la formation à la compréhension des religions: « L’ignorance croissante des traditions participe de l’effacement de l’histoire des civilisations, de la difficulté d’appréhension de la pensée symbolique, de la disparition de la référence à des systèmes normatifs. Faut-il imputer cela à une lacune des programmes scolaires ou, inversement, à une surcharge d’informations ? Les deux aspects vont de pair. Ils illustrent une conception fonctionnaliste de l’École, obsédée par l’accumulation et l’évaluation de connaissances fragmentaires, éclatées et éphémères. La perspective d’une éducation aux droits de l’homme oblige à penser toutes les dimensions des apprentissages scolaires, y compris de ceux qui sont liés à des droits culturels fondamentaux. Une série de questions est alors soulevée : quel est le rôle de l’École dans la formulation de l’exigence éthique que contient toute éducation, comment favorise-t-elle à la fois le respect du « for interne » et du libre examen avec l’expression collective de convictions ? Comment, enfin, favorise-t-elle l’ancrage dans une histoire commune et la transmission d’un collectif, tout en dessinant un projet plus universel ? »[15]

 

Pierre Lanier commentait la seconde attitude d’un courant de pensée sur la laïcité (le premier tenant du laïcisme combattant) : « La seconde attitude a été celle de ceux qui tout en se réclamant rigoureusement de la laïcité ont opté pour les méthodes suivantes :

 - Recourir, avant tout, à la persuasion et à la négociation : parier, avant tout sur l’adhésion aux valeurs françaises et universelles.

- Respecter rigoureusement la liberté de conscience et la neutralité ainsi que les obligations juridiques imposées par des textes incontournables.

- Éviter, au maximum, d’exclure de l’Enseignement Public et peut-être de toute scolarité normale, au risque de compromettre l’intégration. Cette attitude plus accueillante aux différences est celle de l’Appel publié par la revue Politis (…) et signé par Joëlle Brunnerie-Kauffmann, Harlem Desir, René Dumont, Gilles Perrault et Alain Touraine. »[16]

 

Lionel Jospin, dans sa déclaration de politique générale reproduite dans les colonnes du  Monde déclarait : « Faisons un pacte. Un pacte de développement et de solidarité. Je propose d’abord de nouer avec les Français un nouveau pacte républicain. Il sera fondé sur le retour aux sources de notre République ; sur la modernisation de notre démocratie (...). L’école. Dans les établissements scolaires, il faut donner plus de moyens lorsque la tâche est plus difficile, encadrer d’avantage lorsque la contrainte sociale est plus grande. L’égalité, oui, mais qui respecte la diversité. »[17]

 

De grandes lignes se dégageaient avec quelques mots forts: retour à la République, modernisation, encadrement renforcé à l’école, égalité, respect de la diversité.

 

C’est aussi dans ce sens que s’orientait la Charte de l’école du XXIe siècle: « Un suivi personnalisé prenant en compte le parcours de chacun doit être mis en place avec des outils adéquats. Il permet l’organisation au sein de l’école des recours nécessaires en cas de difficulté et sert de base au dialogue avec les parents. Afin de voir comment ce principe est mis en œuvre, il convient d’observer les modalités précises d’évaluation utilisées et leurs fonctions. Pour cela, on étudiera de près les outils employés, la manière dont ils sont mis en circulation, la façon dont ils sont reçus par les élèves et les parents. On s’interrogera sur les principes qui régissent l’évaluation mise en œuvre et, surtout, sur la manière dont cette évaluation mise au service de l’inventivité pédagogique permet d’imaginer des dispositifs de remédiation et contribue à la progression de chaque élève. » [18]

 

Un véritable programme de sciences des religions dans le cadre de la formation des maîtres aurait permis de combler cette lacune dans l’enseignement général et d’engendrer une véritable médiation enfant-famille/école.

 

Cela aurait évité aussi des dérapages regrettables. Les travaux des chercheurs en sociologie religieuse, en histoire, en psychologie sociale (IUFM, CNRS, EPHE…) auraient dû être considérés comme des outils au service de la laïcité en tant que ressource pour la médiation sociale, afin de mieux comprendre l’enfant total dans une approche globale, y compris de ses croyances, et d’éviter des dérapages inadmissibles dans le contenu de certains outils pédagogiques. 

 

Ainsi, dans un livre d’éducation civique de 4ème, un groupe de professeurs d’histoire (agrégés, certifiés) avaient rédigé le chapitre 3 intitulé « Liberté de la pensée ». Dans ce chapitre, on expliquait que les Français sont d’abord catholiques (67%), protestants (2%), orthodoxes (0,2%) : « 7% des Français sont musulmans », « 1,2% des Français sont juifs ». Les enfants de minorités religieuses pouvaient se chercher page 15, à l’alinéa 3 : « Les sectes, un défi à la liberté de conscience ».

 

L’ouvrage citait le rapport Guyard sous le titre « Une secte condamnée » [19].Il n’était pas raisonnable pour des professeurs agrégés d’histoire d’ignorer à ce point les travaux de leurs collègues universitaires, sociologues notamment, pour se hasarder à citer un rapport parlementaire bâclé, qui plus est sans aucune valeur juridique ou normative et encore moins éducative ou pédagogique.

 

Le traitement de la liberté religieuse était d’autant plus choquant que dans ce livre, un petit questionnaire était proposé aux enfants de classe de 4ème : « Mettre en perspective: l’identité de l’Europe et les diversités nationales » [20]On demandait : « Observez  ces images. Lesquelles évoquent l’identité européenne ? Lesquelles évoquent les identités nationales ? » Suivaient trois photos : « Le siège de la Commission des Communautés européennes à Bruxelles », « un baptême orthodoxe en Grèce », « Jessye Norman chantant la Marseillaise, le 14 juillet 1989 ». L’Europe se résumait-elle à son bâtiment-siège ? La Grèce avait été condamnée plusieurs fois par cette même entité européenne pour avoir bafoué le droit des minorités religieuses sur son territoire [21](Quant à résumer la France par la Marseillaise, le débat était et est loin d’être clos…). On était surpris du manque de formation des professeurs.

 

Dans « Manuels scolaires et religions, une enquête (1991-1998) »[22]Françoise Dunand, de l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, commentait : « Il nous a semblé surtout, au vu de ces enquêtes diverses mais souvent concordantes, que deux reproches essentiels pouvaient leur être faits : méconnaissance des acquis les plus récents de la recherche en histoire des religions, d’une part, et d’autre part une certaine « timidité » à l’égard de ce qui est pourtant une dimension essentielle des faits religieux. On ne sait trop comment en parler, donc on se réfugie dans une approche purement extérieure et descriptive des faits, par le biais des institutions, du politique (les rapports clergé/pouvoir), de l’histoire de l’art. Dans quels contextes et avec quels objectifs les religions sont-elles élaborées, quel rôle jouent-elles dans la vie des hommes, quel sens peuvent-elles donner à leur existence si l’on évacue ces questions, on a bien des chances de passer à côté de leurs principaux enjeux. Mais on se retrouve alors face à une des questions soulevées au point de départ: pour pouvoir en parler, encore faut-il y avoir été formé, qu’on soit enseignant ou rédacteur de manuels (ou les deux). Il y a donc, à notre sens, une responsabilité des universités, qui n’ont pris conscience que tardivement, et de façon très sporadique, de ce problème. »

 

L’ouverture d’esprit, le respect du droit reconnu à la liberté d’expression y compris de ses valeurs religieuses, la compréhension mutuelle sont les moteurs d’une laïcité qui se veut « un mode de vivre ensemble » selon Hélène Morsly, « qui respecte la diversité » selon Lionel Jospin, qui « se manifeste par une gestion créatrice de la diversité religieuse dans un cadre culturel » selon Jean-Paul Willaime, qui se présente comme « délibératrice, ce qui implique qu’on interroge les groupes religieux minoritaires sur leurs valeurs, leurs pratiques » selon Jean Baubérot, qui se veut désormais « une conception ouverte » selon Henri Tincq, et enfin qui ne signifie pas « absence ou gommage de toute conviction » selon Catherine Calmettes.

  

La France des années 2000 : Pluriculturelle, multiconfessionnelle et laïque

La démarche dans laquelle une partie ‘laïciste’ du gouvernement s’était engagée, l’utilisation de la laïcité comme moyen répressif plutôt que comme ressource d’une médiation sociale pour une France ‘réunie’, s'est heurtée à plusieurs paramètres auxquels ses promoteurs n’avaient peut-être pas réfléchi auparavant ou feignaient d'ignorer.

 

Elle s’opposait déjà à la démarche réfléchie, scientifique, « délibératrice » prônée par les spécialistes universitaires de ces questions qu’ils ont au moins le mérite d’étudier depuis de nombreuses années. Il est clair que ces travaux ont été négligés pour faire de la laïcité une notion dépoussiérée et moderne, un véritable outil d’intégration, plutôt que de marginalisation, de « fragmentation sociale ».

 

Émile Poulat, déplorait cette lamentable situation: « En période froide, on laisse les sociologues vaquer à leurs occupations, souvent sur des fonds publics. Ils ont beaucoup travaillé, beaucoup produit : sont-ils lu et par qui? et comment sont-ils lu? Ils ressemblent à une secte sans histoire. En période chaude, on ne s’intéresse ni à eux ni à leurs travaux. On leur reproche d’être tièdes, sinon même compromis par leur terrain d’études et leur méthode d’approche. On les évite, on les fuit, on les incrimine à leur tour. « La République n’a pas besoin de savants » - Condorcet en fit le premier l’expérience -, du moins quand elle ne sait pas quoi en faire parce qu’elle n’attend d’eux que d’être les instruments de sa politique. »

 

Et d’expliquer que lors de l’enquête Vivien ou du rapport Guyard, plusieurs sociologues ont demandé à être entendus. « Ils ont été écartés, déclarés dangereux ». « C’est bien la preuve que le grand débat politico-médiatique n’a rien à voir avec la science. » L’auteur dit qu’il « faudrait un peu plus non d’indulgence, mais de cohérence et d’intelligence. Il faudrait cesser de cultiver ce qui ne peut que favoriser l’éclosion de cette ‘dangerosité’ dénoncée par ailleurs. Il faudrait cesser de jouer dangereusement avec cette jeunesse qu’ensuite on prétend secourir. » [25]

 

Sabine Besson, docteur en droit et avocate à la Cour d’appel de Lyon, parlait de « l’exercice de la liberté religieuse par les membres de la famille » et rappelle la Convention Européenne des Droits de l’homme [26]. Elle faisait remarquer que l’article 9 de cette convention s’inspire largement de la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948 dont elle garantit l’effectivité.

 

Cet article stipule: « 1 - Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion: ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. 2 - La liberté de manifester sa religion ne peut faire l’objet de restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

 

L’auteur faisait remarquer que ces dispositions ont un effet immédiat et sont applicables en droit français et peuvent donc être invoquées devant un juge national « en bénéficiant d’une autorité supralégislative. » Bien que ce texte mentionne particulièrement la liberté de religion, la jurisprudence de la Cour européenne l’applique plus largement à la liberté de pensée, de conscience, aux convictions d’un individu, politiques, morales, philosophiques ou religieuses.

 

Le concept de « religion » visé par cet article implique la seule condition que « la religion soit identifiable de façon à permettre la détermination des «pratiques » qu’elle implique et qui sont garanties par l’article 9. » « Ainsi, cet article ne s’applique pas seulement aux grandes religions mais aussi aux mouvements religieux minoritaires (...). »[27]

 

Le droit européen précise que la liberté de conscience implique aussi le droit de n’avoir pas à souffrir de ce choix du fait de contraintes morales ou physiques et par conséquent celui de manifester extérieurement cette adhésion en paroles et en actes.

  

Mais que dire des droits de l’enfant dans ce même domaine de la liberté de pensée, de conscience et de religion?

 

Le même auteur rappelait la Convention internationale des droits de l’enfant ou Convention de New York, signée le 26 janvier 1990 et ratifiée par la France le 7 août de la même année. Cette importante Convention reconnaît « à tout enfant capable de discernement le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, avec cependant pour limite le respect du rôle de guide joué par les parents et les restrictions prescrites par la loi nationale: Article 14, alinéa 1 : « Les États parties respectent le droit de l’enfant à la liberté de pensée, de conscience et de religion. » alinéa 2 : « Les États parties respectent le droit et le devoir des parents ou, le cas échéant, des représentants légaux de l’enfant, de guider celui-ci dans l’exercice du droit susmentionné d’une manière qui corresponde au développement de ses capacités. » alinéa 3 : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut être soumise qu’aux seules restrictions qui sont prescrites par la loi et qui sont nécessaires pour préserver la sûreté publique, l’ordre public, la santé et la moralité publique, ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui. »

 

Et le législateur international prévoit que l’on peut même donner la parole à l’enfant : Article 12, alinéa 1 : «Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité. » [28]

 

Comme le soulignait Régis Dericquebourg, « les conditions sont donc en principe idylliques pour les groupes religieux minoritaires. Si l’on se réfère à Emile Poulat, la laïcité a fondé une liberté moderne: la liberté de conscience et de religion; elle est devenue la condition d’un «vivre ensemble» (...). »

 

Et de citer le doyen Jean Carbonnier qui nuançait cette situation en droit « idyllique ». Il faisait en effet remarquer « qu’en dépit de l’absence de distinction légale entre les religions en France ‘toutes les religions ne semblent pas avoir droit à une considération égale’» : lynchage médiatique, dérision des ouvrages de bibliothèque de gare, tracasseries administratives, montées en puissance d’associations anti-sectes avec l’appui des instances politiques nationales et locales.

 

Maintenant, on pouvait toujours croire que les Témoins de Jéhovah, groupe minoritaire souvent amalgamé aux sectes,  étaient ainsi harcelés à cause de ‘la délinquance particulière qu’ils seraient censés générer’. « Or, le nombre de délits commis par ceux-ci est extrêmement faible. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter l’inventaire des affaires juridiques concernant ‘les sectes’ établi par Marie-Reine Renard à la suite de Bernard Fillaire, de l’ADFI et des auteurs du rapport Vivien. L’avocat Christian Paturel a calculé le taux de délinquance et il conclut qu’il ferait rêver n’importe quel ministre de l’Intérieur. »[29]

 

La Déclaration des droits de l’enfant publiée le 20 novembre 1959, déclaration adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies, stipule dans son principe 10: « L’enfant doit être protégé contre les pratiques qui peuvent pousser à la discrimination raciale, à la discrimination religieuse ou à toute autre forme de discrimination. Il doit être élevé dans un esprit de compréhension, de tolérance, d’amitié entre les peuples, de paix et de fraternité universelle, et dans le sentiment qu’il lui appartient de consacrer son énergie et ses talents au service de ses semblables. »

 

La situation en France aujourd'hui

La question est désormais définitivement réglée même si la France comme d'autres pays n'est pas à l'abri de nouvelles flambées de dérives laïcistes attentatoires à la liberté de culte. Mais les instances européennes veuillent au grain. Les diverses condamnations que la France a subies à son grand déshonneur, elle qui se considère comme la patrie des droits de l'homme, ont mis définitivement un terme aux attaques contre les Témoins de Jéhovah. Désormais, même s'il reste encore des combats à mener, le mouvement jéhovéen est considéré comme une religion à part entière au même titre que l’Église catholique.

 

 

Effectifs comparatifs en France 

https://barbey.jimdofree.com/france/effectifs-en-france/

 

Pour suivre l’actualité juridique des Témoins de Jéhovah en France

http://www.jw.org/fr/actualites/actualites/par-region/france/

 


[1] M. Morineau, Questions pour une laïcité de l’an 2000, Postface, in J. Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ? , Paris, Seuil, 1990, pp. 247-248. Michel Morineau s’exprimait en tant que secrétaire national de la Ligue de l’enseignement.

[2] ASH, n° 2089, 9 octobre 1998, p.10.

[3] R. Dericquebourg, Les résistances aux groupes religieux minoritaires en France, in M. Introvigne et J.Gordon-Melton, (sous la direction de), Le débat sur le rapport de la commission parlementaire, Paris, Dervy, 1996, p. 81.

[4]  idem, p. 82.

[5]  ASH, n° 2089, 16 octobre 1998, p. 12.

 [6]  J.L. Schlegel, in Le XXIe siècle sera-t-il religieux? , Paris, Télérama/hors série & l’Actualité religieuse, p. 89. 

[7]  ASH, n° 2089, 16 octobre 1998, p. 12.

[8] Rapport n° 2468, Assemblée nationale, 1996.

[9] Rapport n° 2468, Assemblée nationale, 1996, pp.6 et 11.

[10] Un rapport contesté, La Montagne, Paris, 29 janvier 1996 : « Après la publication du rapport parlementaire sur les sectes qui préconise une plus grande vigilance face au phénomène sectaire, des chercheurs s’étonnent que la commission ait limité ses auditions aux seuls « praticiens » (juristes, médecins, associations, …) et appellent à « une analyse scientifique du problème ». Jean Baubérot, directeur du groupe de sociologie des religions et de la laïcité [GSRL], travaillant au CNRS et à l’École pratique des hautes études [EPHE], relève que les parlementaires n’ont pas éprouvé le besoin d’entendre des historiens, des sociologues ou des anthropologues travaillant sur les phénomènes sectaires. Selon lui, la commission n’a pas su garder ses distances avec une « conception militante anti-secte ». Il relève que si l’on retient les mêmes critères que les députés pour définir les sectes, « des syndicats, des partis, des associations caritatives, etc., devraient logiquement être incluses dans la liste. » Même son de cloche à l’Association française de sociologie religieuse (AFSR), qui se demande « au nom de quels critères le rapport inclut dans les sectes des groupes « alternatifs » refusant les circuits économiques communs » et ce « que signifie le critère du « discours antisocial » comme indice d’un « comportement sectaire ». Il est vrai que certains groupes sectaires posent des problèmes de « dangerosité », reconnaît l’AFSR, mais « ce qui doit être analysé et éventuellement dénoncé », c’est « le fonctionnement de ces groupes ». Un colloque, prévu les 5 et 6 février à Paris, permettra peut-être de faire avancer le débat. Organisé par l’AFSR sur le thème : « Nouveaux mouvements religieux et logiques sectaires ». Les interventions porteront aussi bien sur la notion de « secte » que sur « la dérive homicide » de l’Ordre du temple solaire. »

[11] M. Morineau, Questions pour une laïcité de l’an 2000, Postface, in J. Baubérot, Vers un nouveau pacte laïque ? , Paris, Seuil, 1990, p. 249.

[12] R. Dericquebourg, Les résistances aux groupes religieux minoritaires en France, in M. Introvigne et J.Gordon-Melton, (sous la direction de), Le débat sur le rapport de la commission parlementaire, Paris, Dervy, 1996, pp. 82,83. 

[13] J.P. Willaime, Ecole et religions : une nouvelle donne ? , Revue Française de Pédagogie, n° 125, oct-nov-déc. 1998, p.12.

[14]  F. Messner, La culture religieuse à l’école, Paris, Cerf, 1995.

[15]  J. Costa-Lascoux , Les trois âges de la laïcité, Paris, hachette, 1996, pp. 115-116.

[16]  P. Lanier, Les nouveaux visages de l’immigration, Lyon, collection l’Essentiel, Chronique sociale, mise à jour 1994, pp. 103-104.

[17]  L. Jospin, La déclaration de politique générale,  Le Monde, 21 juin 1997, p. 8.

[18] Bâtir l’école du XXIe siècle, Ministère de l’Éducation Nationale, de la Recherche et de la Technologie, Mission de la communication, Paris, janvier 1999, pp.16-18.

[19]  H. Néant, (Sous la direction de), Demain, citoyens, programme 1998, Nathan, Paris, 1998, pp. 14-18.

[20]  H. Néant, (Sous la direction de), Demain, citoyens, programme 1998, Nathan, Paris, 1998, p. 94.

[21] Affaire Kokkinakis contre Grèce, Les manifestations du religieux, in J. Costa-Lascoux, Les trois âges de la laïcité, Paris, Hachette, 1996, pp. 89-90.

[22] F. Dunand, Manuels scolaires et religions, une enquête (1991-1998), Revue Française de Pédagogie, n°125, oct-nov-déc. 1998, pp. 26-27.

[23] B. Charlot, E. Bautier, J.Y. Rocheix, Ecole et savoir dans les banlieues…et ailleurs, ‘2.2 Edith : de l’indistinction à la volonté d’effacer’, Paris, Armand Colin, 1991, pp. 125, 126.

[24] G. Masquet, Dictionnaire des grands évènements historiques, Editions Marabout Universitaire, n° 389, Hachette, 1973, pp. 128-129. 

[25]  E. Poulat, Le savant, le politique et le secouriste, in M. Introvigne et J.Gordon-Melton, (sous la direction de), Le débat sur le rapport de la commission parlementaire, Paris, Dervy, 1996, pp. 59-62. Émile Poulat est professeur et directeur d’études à l’École des Hautes Études en sciences sociales (EHESS) et directeur de recherche au CNRS.

[26]  S. Besson, Droit de la famille, religions et sectes, Lyon, EMCC, 1997, p. 57.

[27]  idem, p.94.

[28]  S. Besson, Droit de la famille, religions et sectes, Lyon, EMCC, 1997, p. 94.

[29] R. Dericquebourg, Les résistances aux groupes religieux minoritaires en France, in M. Introvigne et J.Gordon-Melton, (sous la direction de), Le débat sur le rapport de la commission parlementaire, Paris, Dervy, 1996, p. 76.

 

Référence universitaire pour citer cet article :

- Barbey Ph., Les Témoins de Jéhovah en France : Un long combat pour la reconnaissance au sein de la patrie des droits de l'homme, Focus sociologique, consulté le [date].

 

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