Les Témoins de Jéhovah en Allemagne

 Une reconnaissance pour la Mémoire de la déportation religieuse

 

François Bédarida posait la question : « Qui, à part les spécialistes, connaît le destin des témoins de Jéhovah sous le IIIe Reich ? Pourtant, tout au long des douze années du régime, la persécution s’est abattue sur eux avec un acharnement constant et avec une violence implacable. Eux aussi ont connu l’horreur de l’univers concentrationnaire. Eux aussi ont payé un lourd tribut à la fidélité à leurs convictions. Pourquoi ces chrétiens sont-ils les oubliés de l’histoire ? »[1]

 

Les ouvrages de plus en plus nombreux publiés après la guerre sur cette période noire citaient parfois les Témoins de Jéhovah mais souvent sous des noms qui ne permettaient pas de les identifier.[2]

 

Les Témoins de Jéhovah anciens déportés réunis au sein du Cercle Européen des Témoins de Jéhovah Anciens Déportés et internés (CETJAD), prenant conscience que cela ferait oublier leur martyre, publiaient en 1994 « Mémoire de Témoins 1933-1945. »[3] Dans cet ouvrage, des survivants décrivent, preuves documentaires à l’appui, le long calvaire qu’ils ont enduré pour leur foi chrétienne. Aujourd’hui,  grâce à ce document et aux expositions, aux conférences, aux projections organisés par le CETJAD, les ouvrages consacrés à cette période du nazisme utilisent le nom de Témoins de Jéhovah pour parler du groupe en question et de ceux qui y appartenaient. « L’idéologie du national-socialisme s’en prit aussi à plus de cent mille handicapés et arriérés mentaux, à des milliers d’homosexuels et de témoins de Jéhovah, à plusieurs millions de civils polonais et d’Europe de l’Est, et à des millions de prisonniers de guerre soviétiques. »[4]

 

Geneviève de Gaulle Anthonioz, nièce du général de Gaulle, fut déportée à Ravensbrück. Elle était placée dans une cellule du camp, le « bunker », dans des conditions d’isolement très dures. Là, elle fait la connaissance d’une Témoin de Jéhovah qui lui apporte la nourriture. « En effet, une détenue âgée exécute les ordres. Elle porte le triangle violet des Témoins de Jéhovah et un numéro qui la signale comme une des premières immatriculées dans le camp.(…) Un dimanche après-midi, la détenue âgée qui fait le service ouvre la porte de ma cellule et allume une lumière. A mi-voix, elle m’explique qu’il y a une fête chez les SS, qu’ils ont beaucoup bu et qu’elle me propose, pour m’occuper, de réparer ses chaussettes. J’accepte avec plaisir et elle me remet de la laine, une aiguille et des ciseaux. Les trous sont d’une bonne taille et je remercie les religieuses qui m’ont appris en pension à repriser et même à remmailler à l’aiguille. Quand le témoin de Jéhovah vient reprendre son bien, elle pousse de petits cris d’admiration… Si je veux elle me rapportera du travail. Souvent, par la suite, elle me laisse plusieurs heures les ciseaux et les aiguilles. Je puis ainsi réparer mes habits et découper les marges de papier blanc. L’idée me vient de broder pour Anna (elle m’a dit s’appeler ainsi) un petit mouchoir que je lui donnerai comme cadeau de Noël. (…) J’ai terminé mon mouchoir pour Anna et j’ai brodé dans un angle son matricule. Demain matin, je le lui glisserai dans la main quand elle me passera le café par le guichet. Ainsi, aurai-je au moins pu faire un cadeau, échanger un sourire avec un être humain. (…) Le lendemain la porte s’ouvre et avec stupeur je vois entrer Anna. Elle a un bon sourire et dépose sur ma paillasse un petit carton. « Ce sont vos amies qui vous l’envoient pour Noël. Je n’ai pu l’apporter plus tôt, car nous avons été très surveillées. Maintenant les SS dorment tous après leur nuit de saoulerie et de débauche. J’ai pu prendre la clé. Sortez tout ce qu’il y a dans le carton, je viendrai le rechercher tout à l’heure. (…) » Plus tard, Geneviève de Gaulle est libérée du « bunker »«  Je quitte ma cellule, peut-être pour toujours ? Il me semble que j’y ai passé des années entières, et vécu plusieurs vies. Anna, silencieuse, se tient dans le couloir. Elle a dans la main le petit mouchoir que je lui ai donné à Noël et l’agite discrètement pour me dire au revoir. »[5]

 

Les anciens déportés Témoins de Jéhovah n'étaient pas certains de ne pas avoir à revivre un jour les horreurs qu’ils avaient vécues. D'ailleurs, ils posaient la question « Un deuxième holocauste, est-ce possible ? » à l’occasion du Forum international sur l’Holocauste réuni à Stockholm du 26 au 28 janvier 2000, forum auquel assistèrent des chefs d’État et autres représentants de 48 gouvernements du monde [6]. Ils rappelaient que leur combat fut religieux, remporta la victoire sur l’idéologie de haine du nazisme et que leur groupe était toujours bien présent aujourd’hui, déterminé à continuer à professer sa foi chrétienne unitarienne et à obtenir une pleine reconnaissance sociale et légale.

 

Une résistance spirituelle pour la Mémoire de la déportation religieuse

« Cette persécution est venue buter contre la résistance spirituelle, tenace et victorieuse, de croyants capables d’opposer la force intérieure de leur foi en Jésus-Christ au poids des pressions externes, à commencer par la violence physique de l’État policier – et cela jusqu’à l’héroïsme et au martyre. »[7] François Bédarida voyait au moins trois raisons pour expliquer les persécutions que subissaient les Témoins de Jéhovah par l’État nazi [8] :

  

1. La nature même de l’idéologie national-socialiste qui reposait sur  le principe de la Volksgemeinschaft, la communauté nationale germanique imposant au monde son nationalisme communautariste, raciste, et pangermaniste, une quasi religion nazie. Cette religion totalitaire, vérité officielle,  ne pouvait que s’opposer violemment aux Témoins de Jéhovah, obstinément fidèles aux valeurs évangéliques et à l’universalisme chrétien.  Dans un tel contexte de religion nazie fanatisant le peuple allemand, ces chrétiens ne pouvaient être considérés que comme des déviants malfaisants et dangereux, à combattre et à éliminer.

 

2. Le caractère totalitaire du régime national-socialiste qui voulait instaurer un système total de contrôle et d’encadrement de la vie des individus et de la collectivité englobant à la fois la sphère du privé et celle du public. Les armes de ce régime était la dictature absolue, la terreur, une idéologie unique manipulant puis contrôlant les média et l’opinion publique, le culte d’un chef charismatique et messianique. Les Témoins de Jéhovah ne pouvaient que rejeter ces exigences de l’État-Moloch, tant la contradiction était éclatante entre les prétentions d’un pouvoir tyrannique et la liberté des enfants de Dieu qui était au fondement de leur engagement religieux.

 

3. Un conflit impitoyable entre deux religions, c’était la raison la plus importante du combat inégal entre la toute petite minorité Témoin de Jéhovah allemande et le grand  et cruel géant nazi. Le nazisme proclamait un nouveau millénarisme, le Reich de 1000 ans, une nouvelle Église, selon l’affirmation de Hitler lui-même, une foi nouvelle constituée par le mythe du sang nordique annonçant la victoire prochaine du principe germanique sur le principe chrétien de l’amour. « Aux yeux des tenants du néo-paganisme nazi et des adeptes du culte d’un Hitler proclamé Sauveur et Messie, que pouvaient compter les croyances et les fidélités jugées archaïques et asociales, des « étudiants de la Bible » ? »

 

Et, de fait,  la résistance spirituelle des Témoins de Jéhovah en Allemagne nationale-socialiste peut bien être considérée comme un effet de  leur foi unitarienne, antitrinitaire, de leur croyance en un Dieu unique, clairement identifié et nommé. C’est tout un groupe religieux minoritaire qui va s’opposer à la religion nazie. « Leur opposition à Hitler a eu cette caractéristique de ne pas être le fait de quelques individus seulement, mais d’un groupe dans sa globalité, au nom de sa foi. En cela, quel que soit leur credo particulier, ils interrogent en effet la chrétienté… »[9]

 

Alors que la plupart des chrétiens trinitariens, largement majoritaires, s’alignaient sur le régime hitlérien, individuellement mais aussi, très officiellement, au niveau de leurs groupes religieux[10], les Témoins de Jéhovah, au nom de leur Dieu unique, s’opposaient farouchement à l’idéologie nazie, pour eux  blasphématoire. « Les témoins de Jéhovah étaient des citoyens qui avaient résolu ouvertement de ne pas soutenir le régime, un choix qui leur valut un châtiment rigoureux. Ils refusèrent de prêter serment d’allégeance à Hitler. Pour eux, il n’y avait qu’un seul Dieu, le leur. Cette résistance est exceptionnelle car il leur aurait suffi de signer un document déclarant leur allégeance pour cesser d’être persécutés. Or, très peu d’entre eux le firent. Sur près de 20 000 témoins de Jéhovah, plusieurs milliers furent envoyés en camp de concentration. On estime que 25% des membres de ce groupe périrent aux mains des nazis. »[11] 

 

Seul leur Dieu Jéhovah méritait pour eux l’adoration, adoration qu’il n’était pas question de partager avec Hitler et ses symboles néo-païens. Ainsi, ils préféraient mourir plutôt que d’abjurer [12]« Ceux qui meurent pour une idée se montrent courageux et forts jusqu’au bout, les asociaux s’obstinent, défaillent et cherchent à résister à l’inévitable.(…) On ne pouvait ébranler la foi (des témoins de Jéhovah) d’une façon définitive. (…) Ils se placèrent devant le panneau de bois qui servait de cible  avec des visages illuminés, rayonnant d’une allégresse qui n’avait plus rien d’humain. C’est ainsi que je me représentais les premiers martyrs du christianisme, debout dans l’arène en attendant d’être dévorés par les bêtes fauves. Avec une expression de joie extatique, les yeux levés vers le ciel, les mains jointes pour la prière, ces hommes accueillirent la mort. Tous ceux qui avaient assisté à l’exécution – même les soldats du peloton – étaient profondément émus. »[13]

 

C’est fort de ce passé héroïque de résistance au nazisme, que les Témoins de Jéhovah allemands ont réclamé une existence en tant que religion chrétienne minoritaire bénéficiant intégralement de ses droits. « La Cour administrative fédérale à Berlin avait estimé en juin 1997 que les Témoins de Jéhovah ne pouvaient prétendre au statut de collectivité de droit public dont jouissent les Églises en Allemagne, jugeant qu’ils ne font preuve d’aucune « loyauté envers l’État ». » Les Témoins de Jéhovah ont saisi alors la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, invoquant une atteinte à leur liberté de culte et une inégalité de traitement entre les différentes Églises, alors même que l’égalité de traitement est garantie par la Constitution allemande.

 

Le 19 décembre 2000, la Cour constitutionnelle allemande a cassé ce jugement qui déniait aux Témoins de Jéhovah le droit d’obtenir le statut d’Église avec tous ses avantages. « La justice n’avait pas à exiger des Témoins de Jéhovah une telle preuve de « loyauté envers l’État », comme condition d’obtention du statut d’Église. (…) L’organisation [des Témoins de Jéhovah] est « apolitique » et ne constitue pas un danger pour la démocratie. »[14] Cette décision devait servir à promouvoir la tolérance vers des minorités religieuses non seulement en Allemagne mais aussi dans toute l’Europe.

 

La Cour constitutionnelle fédérale a déféré le cas à Berlin auprès du Tribunal administratif fédéral pour une nouvelle décision conforme aux critères de la Cour constitutionnelle. Les Témoins de Jéhovah d’Allemagne ont finalement obtenu un statut religieux; ils peuvent ainsi bénéficier d’une part de l’impôt collecté directement par le fisc allemand auprès des fidèles, de subventions publiques, ils peuvent offrir un soutien moral dans les prisons et être représentés au sein des autorités de surveillance de l’audiovisuel.

 

Pour suivre l'actualité des Témoins de Jéhovah en Allemagne

http://www.jw.org/fr/actualites/actualites/par-region/allemagne/

 

Mémoire de la déportation des Témoins de Jéhovah en Allemagne

http://www.alst.org/pages-fr/index-fr.html

 

Témoins et martyrs des camps : Le cas des Témoins de Jéhovah (1933-1945) 

CETJAD Samedi 28 janvier 2017, 15h-17h, Cité mondiale, Bordeaux. 

https://barbey.jimdofree.com/relations-avec-les-etats/allemagne/bordeaux-cetjad-2017/

 


[1] F. Bédarida, préface du livre de G. Canonici, Les Témoins de Jéhovah face à Hitler, Paris, Albin Michel, 1998, p. I.

[2] G. Canonici, Les Témoins de Jéhovah face à Hitler, Paris, Albin Michel, 1998, p. 63 : « Parler des Bibelforscher ou des Étudiants de la Bible dans les camps de concentration est historiquement exact. Cette façon de faire présente cependant l’inconvénient de parler d’un groupe religieux aujourd’hui connu sans que le lecteur ou l’auditeur puisse l’identifier. C’est d’autant plus fâcheux que ce mouvement fut le seul groupe religieux à recevoir un signe d’identification dans les camps. Quand le but est d’informer et d’expliciter, il convient de ramener l’inconnu au connu et d’utiliser le nom actuel de témoins de Jéhovah. »

[3] Mémoire de Témoins 1933-1945, CETJAD, Boulogne-Billancourt, Imprimerie Comelli Fils, septembre 1994, p. 6 : « L’oubli chasse sans cesse le souvenir. Notre lutte spécifique nous semble mal connue, comme occultée. Nous vieillissons, nous qui sommes les mémoires vivantes, survivantes, d’un drame de violence, de sang, de larmes, mais aussi de courage et de victoire. Nous nous sentons tenus d’en parler aux jeunes générations de Témoins, car notre histoire fait partie de leur glorieux patrimoine spirituel. Nous nous sentons tenus de participer à l’effort commun de tous ceux qui maintiennent haut le souvenir. » 

[4] S. Bruchfeld, P. A. Levine, Dites-le à vos enfants, histoire de la Shoah en Europe, 1933-1945, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra, préface de Serge Klarsfeld, Paris, Ramsay, 2000, p. 3.

[5]  G. de Gaulle Anthonioz, La traversée de la nuit, Paris, Seuil, 1998, pp.20, 26-31, 46, 52, 58, 59.

[6]  Réveillez-vous ! , 8 mai 2001, pp. 12, 13 : « La peur d’un retour du nazisme était flagrante parmi les délégués présents au Forum international de Stockholm sur l’Holocauste. Le professeur Yehuda Bauer, directeur du Centre international d’études sur l’Holocauste à l’Institut de la communauté juive contemporaine, en Israël, a exprimé ainsi cette peur : « Parce que c’est arrivé une fois, cela peut arriver de nouveau, pas sous la même forme, pas nécessairement aux mêmes personnes, ni du fait des mêmes personnes, mais à quiconque du fait de quiconque. Il n’y avait pas de précédent, mais maintenant il existe. »

[7] F. Bédarida, préface du livre de G. Canonici, Les Témoins de Jéhovah face à Hitler, Paris, Albin Michel, 1998, p. VI.

[8]  idem, pp. III-VI.

[9]  Témoignage de Jean Pezet, objecteur de conscience catholique, La Croix, samedi 21 novembre 1998.

[10]  J. Baubérot, Histoire du protestantisme, Paris, PUF, 1987, pp. 117, 118 : « A l’arrivée au pouvoir de Hitler un concordat met à l’abri l’Église catholique tandis que le parti des « chrétiens allemands » assure l’élection d’un partisan du nazisme, Ludwig Müller, à la tête d’une Église protestante unifiée. Les opposants se groupent autour du luthérien Martin Niemöller et du réformé Karl Barth (…) . Mais l’opposition au nazisme est aussi le fait de gens théologiquement et religieusement très divers. Ainsi près d’un tiers des Témoins de Jéhovah allemands (…) meurent en camps de concentration. »

[11] S. Bruchfeld, P. A. Levine, Dites-le à vos enfants, histoire de la Shoah en Europe, 1933-1945, traduit de l’anglais par Marie-France de Paloméra, préface de Serge Klarsfeld, Paris, Ramsay, 2000, pp. 152, 153, « la résistance civile allemande ».

[12] A. Wieviorka, Auschwitz expliqué à ma fille, Paris, Seuil, 1999, p. 29 : « Ceux qui ont été détenus [dans les camps de concentration] ont souffert de la faim, du froid et ont souvent dû faire des travaux exténuants et même mortels dans des carrières ou des usines. Ils ont vécu l’humiliation extrême. Au début, ce sont des Allemands qui ont été détenus : les opposants, mais aussi les témoins de Jéhovah qui refusaient d’abjurer leur foi, de faire le salut hitlérien et, plus tard, pour les hommes, d’aller à l’armée, et, pour les femmes, de travailler pour les industries de guerre. »

[13] Rudolf Hoess, Le commandant d’Auschwitz parle, traduit de l’allemand par C. de Grunwald, Paris, Juillard, 1959, pp. 92, 95.

[14]  Agence France Presse (AFP), Communiqué du 19 décembre 2000.

 

Référence universitaire pour citer cet article :

- Barbey Ph., Les Témoins de Jéhovah en Allemagne : Une reconnaissance pour la mémoire de la déportation religieuse, Focus sociologique, consulté le [date].

 

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