Le charisme du fondateur chez Max Weber

Quel définition Max Weber donne-t-il du prophète ? Le sociologue des religions rappelle un premier point : « Durant les périodes apostolique et postapostolique du christianisme, le personnage du prophète itinérant a été un phénomène constant. »[2]  Le prophète selon Weber s’adonne donc à l’itinérance pour prêcher le message dont il croit être détenteur.  Il sillonne les routes à la rencontre des gens afin de leur délivrer le message divin dont il est le porteur choisi.

 

Ce message qu’il dit tenir par une révélation de Dieu est indispensable selon lui au salut de la race humaine : « On ne trouve pas de prophète, selon notre sens, lorsque manque la proclamation d’une vérité de salut faite en vertu d’une révélation personnelle. C’est cela qui doit être tenu pour la caractéristique décisive du prophète. »[3] Mais, Max Weber fait une exception pour le prophète ou réformateur protestant. Ce prophète-là ne fait que reprendre la révélation divine pour l’expliquer au monde des hommes. Il n’a pas de nouvelle révélation personnelle à faire de la part de Dieu. Il n’est pas choisi spécialement et personnellement par Dieu pour porter sa parole : « (…) Les réformateurs religieux (…) en Europe, Luther, Zwingli, Calvin, Wesley, se distinguent des prophètes en ceci qu’ils ne prétendent ni offrir une révélation nouvelle par sa substance ni, moins encore, parler en vertu d’une injonction divine spéciale. »[4]

 

De plus, il répand de toutes sortes de manières ce qu’il considère comme Parole de Dieu, le but étant de toucher le plus de monde possible dans un temps le plus court possible, étant donné l’urgence de l’époque qu’il pressent comme étant la dernière avant l’avènement du Royaume de Dieu : «  (…) La véritable caractéristique des prophètes [est] : une véritable prédication émotionnelle, peu importe que cette prédication répande ses révélations au moyen de la parole, du pamphlet, ou de toute autre forme d’écrit (…). Le prophète est toujours plus proche du démagogue, du publiciste politique que du maître et de son « entreprise ». » [5]

 

Cette mission, il l’accomplit sur ses propres deniers car il ne fait pas sa profession de son travail prophétique. Il n’est pas rétribué pour ses services de propagandiste religieux. Max Weber fait référence en cela aux évangélistes chrétiens primitifs : « Mais le prophète, au sens que nous lui donnons ici, se distingue précisément de ces derniers [les prophètes de l’Ancien Testament], sur le plan économique, par la gratuité de ses prophéties. (…) La gratuité de la propagande prophétique, par exemple le principe expressément établi dans le christianisme primitif que l’apôtre, le prophète, le maître ne fait pas un métier de son annonciation, le fait que le prophète soit obligé de vivre du travail de ses mains ou, comme le bouddhiste, d’aumônes qu’il n’a pas expressément sollicitées, le fait aussi qu’il ne puisse jouir que pour un temps très bref de l’hospitalité de ses fidèles, tout cela revient sans cesse, souligné avec force, dans les Épîtres de saint Paul ( …). »[6]

 

Le prophète décrit par Weber s’autoproclame prophète. Il n’est nommé par aucune autorité : « Les prophètes n’assument pas leur mission parce que les hommes les en ont chargés. Cette mission, ils l’usurpent, c’est ce qui les caractérise. »[7] En outre, et par conséquent, c’est un laïc qui place sa propre conduite comme exemple pour ses suiveurs :« En règle générale, le prophète éthique ou exemplaire est lui-même un laïc qui, dans tous les cas, fonde sa puissance sur ses adeptes laïcs. »[8]

 

Peu à peu, le prophète agglomère autour de lui des fidèles qui croient à la voie du salut qu’il prêche sur la base d’une explication particulière de la révélation divine. Il forme progressivement une communauté de fidèles qui s’approprie son exemple. Cette sorte de curie se voit attribuée un charisme particulier, le charisme du prophète qu’elle vient à partager avec lui. «  Le prophète exemplaire montrait la voie du salut par son exemple personnel. Seuls ceux qui suivaient sans réserve son exemple (…) appartenaient à une communauté émotionnelle « exemplaire » plus étroite, à l’intérieur de laquelle des disciples liés personnellement avec le prophète exerçaient une autorité particulière. (…) »[9]

 

Cette communauté en structuration subsiste matériellement par les dons qu’elle fait elle-même. Puis, les bénéficiaires du travail spirituel accompli par le prophète lui-même et par le noyau autour de lui assurent matériellement l’existence du prophète et de ses proches par leurs offrandes volontaires.« L’existence de ces communautés était assurée matériellement par des fondations et soutenue par les dons et les offrandes de ceux qui se trouvaient dans le besoin sur le plan religieux. »[10] Obtenant en échange un bien religieux, un bien de salut, dont ils sont particulièrement demandeurs, ils veulent par leurs dons matériels pérenniser les bienfaits de la mission religieuse dont ils se sentent les récipiendaires.

 

Cette communauté curiale soutenue par des fidèles disséminés s’applique à la pratique des vertus du prophète et développe pour ce faire un mode de vie ascétique. Cette austérité mise au service de la fructification des biens de salut tranche avec la recherche des plaisirs prônée par les sociétés capitalistes. Mais la même volonté farouche et systématique de ‘faire des affaires’ est mise en œuvre par les uns comme par les autres, les uns cherchant à conquérir par tous les moyens possibles le plus de personnes possibles au message de salut, les autres mettant les techniques les plus efficaces au service de la conquête de nouveaux marchés économiques.

 

« Toutes les formes ascétiques du protestantisme ou du sectarisme de l’Europe occidentale comme de l’Europe orientale ont été liées, sous des formes différentes, certes, mais généralement de façon très étroite, au développement économique rationnel et à celui du capitalisme partout où cela a été économiquement possible. (...) Toutefois, la simple existence d’un « capitalisme », de quelque genre qu’il soit, ne suffit absolument pas pour engendrer une éthique unitaire, sans parler d’une éthique de communauté émotionnelle religieuse. Nous voulons seulement établir qu’il existe une affinité élective entre le rationalisme économique et certains types de religiosité éthique rigoriste (…). »[11]

 

La dénomination ainsi constituée produit une pensée religieuse s’inscrivant dans un système clos. «  (…) La révélation prophétique signifie toujours (…) pour le prophète lui-même et pour ses acolytes, une vue unitaire de la vie découlant d’une prise de position consciemment significative et unitaire envers celle-ci. Pour le prophète, la vie et le monde, les événements sociaux et les événements cosmiques ont un « sens » unitaire systématique déterminé. »

 

Si nous résumons le portrait du prophète protestant wébérien, il s’agit d’un personnage 1) s’adonnant à l’itinérance pour prêcher son message, 2) c’est à dire la proclamation, par toutes sortes de moyens, d’une vérité de salut reprenant la révélation divine, 3) le faisant gratuitement, subvenant lui-même à ses propres besoins. 4) C’est un laïc autoaccrédité qui se veut exemplaire aux yeux de ses disciples. Ceux-ci forment progressivement 5) une communauté qui vient à partager l’autorité charismatique du prophète et qui s’astreint volontairement à une ascèse. Cette communauté curiale prophétique fait fructifier collectivement un bien de salut et est soutenue pour ce faire par les offrandes des fidèles. Enfin, 6) la dénomination ainsi obtenue inscrit sa pensée religieuse dans un système clos décrit par son prophète charismatique.

 


[1] Cf. Dericquebourg R., Naissance d’un prophétisme en société industrielle, Rationalité de marché et économie du charisme, A propos de Charles Taze Russell, Mélanges de Science religieuse, XXXVI, n°3, sept. 1979, pp. 175-190.

[2] Weber M., Économie et société/ 2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, Agora Les classiques, collection dirigée par François Laurent, 1995, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 191.

[3] Weber M., Économie et société/ 2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, Agora Les classiques, collection dirigée par François Laurent, 1995, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 198.

[4] Weber M., Économie et société/ 2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, Agora Les classiques, collection dirigée par François Laurent, 1995, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 198.

[5] Weber M., Économie et société/ 2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, Agora Les classiques, collection dirigée par François Laurent, 1995, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 197.

[6] Weber M., Économie et société/ 2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, Agora Les classiques, collection dirigée par François Laurent, 1995, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 192.

[7] Weber M., Économie et société/ 2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, Agora Les classiques, collection dirigée par François Laurent, 1995, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 195.

[8] Weber M., Économie et société/ 2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, Agora Les classiques, collection dirigée par François Laurent, 1995, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 210.

[9] Weber M., Économie et société/ 2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, Agora Les classiques, collection dirigée par François Laurent, 1995, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 205.

[10] Weber M., Économie et société/ 2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, Agora Les classiques, collection dirigée par François Laurent, 1995, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 205.

[11] Weber M., Économie et société/ 2, L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, Plon, Agora Les classiques, collection dirigée par François Laurent, 1995, Paris, éditions Pocket, 1995, p. 238.

 

Référence universitaire pour citer cet article :

- Barbey Ph., Le charisme du fondateur chez Max Weber, Focus sociologique, consulté le [date].

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