Les Témoins de Jéhovah :

La mondialisation d'un christianisme de conversion

 

Les Témoins de Jéhovah se sont attelés à la recherche d’un archaïsme religieux dans le cadre d’une socialité post-moderne.[1] Leur confession chrétienne plus littéraliste, plus précise dans les demandes faites à ses fidèles, plus exigeante quant à leur conduite morale, semble convenir à un monde qui a soif de repères clairs et du désir d’un religieux proche et efficace. Les convertis obtiennent ce qu’ils cherchent au sein des communautés émotionnelles de croyants que constituent les congrégations locales en retrait du système social. Ils y trouvent un échange spirituel sans dimension marchande au sein d’une fraternité vécue.[2]

 

Les fidèles de la foi jéhovéenne se voient très clairement en routesur le chemin, dans un espace intervalle vers le Paradis terrestre qu’ils prêchent opiniâtrement.[3] Ils pratiquent leur foi au quotidien. Pour eux, il n’y a pas d’extraquotidienneté. Ils considèrent que leur mode de vie est un mode global : travail, famille, assistance aux cultes, tout ne fait qu’un dans la suite des jours. Les petits groupes jéhovéens, les congrégations locales, se vivent comme totalité où se jouent à la fois la banalité du quotidien et l’utopie, la fermeture sur la « famille » et l’ouverture sur l’infini. Elles induisent de l’attraction sociale, de la re-liance. Ces ‘tribus’ religieuses participent au réenchantement du monde.[4]

 

Les proclamateurs construisent la foi jéhovéenne dans l’esprit de ceux qui les écoutent en les amenant dans le même temps à détruire les valeurs incompatibles avec leur nouveau système de vie chrétien (polygamie, usage de drogues, abus d’alcool, nationalisme, violences conjugales, rivalités ethniques, racisme, etc.).  

 

Le converti rejoint ses nouveaux frères et sœurs sur la route de l’Age d’Or, du Monde Nouveau, une humanité dès à présent regroupée dans la paix autour de Dieu dans l’attente du Paradis terrestre. Les tribus jéhovéennes adoptent leurs nouveaux membres dans la chaleur des liens de leur christianisme.

 

Cependant, le Paradis attendu par les Témoins de Jéhovah n’est pas encore arrivé.[5] La venue du Christ se fait attendre. Les premières générations de proclamateurs sont mortes dans l’espérance de la résurrection générale soit, mais enterrées. L’engagement des nouvelles générations ne semble plus aussi fort surtout dans les pays saturés par les désirs de consommation. Une certaine lassitude commence à gagner des proclamateurs, même si certains d’entre eux réagissent en s’investissant encore davantage dans l’activité de prédication.[6] Le collège central prend conscience de ce phénomène nouveau.[7]

 

Qu’adviendra-t-il du charisme d’évangélisation des Témoins de Jéhovah ? Ils insistent de plus en plus sur ce que leur pratique du christianisme leur apporte hic et nunc. Le christianisme jéhovéen a transcendé les barrières sociales et raciales dans leurs rangs. Il leur donne une certaine stabilité dans le couple, la famille, les relations d’amitié. Leur message apporte une raison d’espérer dans un monde largement désabusé. Mais, pourront-ils tenir encore longtemps un engagement si fort ? En attendant, on ne peut que constater que les Témoins de Jéhovah ont réalisé la mondialisation de leur christianisme de conversion grâce à leur charisme d’évangélisation. Leur utopisme a au moins réussi à pacifier leurs rapports entre eux et avec le monde qu’ils cherchent à convertir à l’amour chrétien.[8]

 

Ainsi, la question de l’évolution dans le temps du charisme de conversion développé par les Témoins de Jéhovah reste ouverte. Quelles orientations les proclamateurs (niveau micro social) prendront-ils dans cette activité (plus d’engagement en nombre de prédicateurs, moins d’engagement en quantité d’heures passées?) Et quelle influence ce comportement pourra-t-il avoir sur la doctrine jéhovéenne (niveau macro social) ?

 

Rappelons qu’il existe une relation circulaire entre pensée, croyance et action,« si l’acteur n’interprétait pas avec un savoir d’arrière plan les événements, il n’agirait pas ainsi, et d’agir ainsi tant que cela marche n’est pas sans fortifier en retour ce système d’interprétation quant au domaine sur lequel il lui semble pouvoir intervenir, ou sur lequel il a l’habitude d’agir de la sorte. »[9]

 

La conscience collective n’a d’existence que dans les consciences individuelles. Les relations sociales supposent l’action réciproque des uns sur les autres. C’est pourquoi, la saisie des activités individuelles et interindividuelles est une caractéristique centrale de la méthode de Max Weber. « Toute organisation, toute institution renvoient pour être comprises à l’activité significative et aux activités réciproques des individus y participant, ces structures n’ont pas d’existence en dehors de l’ensemble des relations sociales qui s’y déroulent. »[10] 

 

La question reste donc ouverte. C’est l’apanage même de la sociologie de Max Weber : se livrer à l’étude des actions individuelles et interindividuelles pour en dégager les formes d’association en résultant est le fruit d’une problématique découlant d’une sélection du donné, elle-même conditionnée par  des valeurs,« par la méfiance à l’encontre des systèmes et des savoirs clos qui prétendent enfermer les richesses inépuisables en signification de la vie. »[11]

 


[1] Maffesoli M., La part du Diable, Précis de subversion post-moderne, Paris, Flammarion, 2002, p. 127.

[2] Cf. Willaime J.P, Sociologie des religions, Paris, PUF, 1995, p. 112.

[3] Maffesoli M., La part du Diable, Précis de subversion post-moderne, Paris, Flammarion, 2002, p. 79.

[4] Maffesoli M., Le réenchantement du monde, une éthique pour notre temps , Paris, La Table Ronde, 2006.

[5] Ce à quoi ils croient se réalisera-t-il ? La question n’est pas saugrenue. En effet, même les juges de la Cour suprême de Turquie l’ont posée dans le cadre de leur verdict : « Si ce que les accusés croient doit se réaliser un jour et que Dieu doive établir sa domination sur le monde, nous n’empêcherons pas ces événements en punissant les accusés à cause de leur croyance. En revanche, si leur espérance est chimérique et sans fondement, alors leurs croyances ne peuvent pas nuire à la laïcité de notre État. » Voir p. 209.

[6] « Il arrive à tous de temps à autre d’être épuisés, non seulement en raison de notre travail ou d’autres activités physiques, mais aussi à cause des problèmes que nous rencontrons en ces temps critiques, difficiles à supporter » (2 Tim. 3 :1.) […] Si la lassitude vous gagne, n’arrêtez pas de prêcher ! […] Le fait de parler de la bonne nouvelle nous permet de garder l’esprit fixé sur le Royaume de Dieu, sur l’éternité et sur ce qu’elle nous réserve. » « Il donne de la force à celui qui est épuisé », Le Ministère du Royaume, mai 2007, p. 1.

[7] «  Notre amour pour la vérité s’est développé. Mais les difficultés qui assaillent l’humanité peuvent éroder cet amour. A cela s’ajoutent les problèmes inhérents aux « derniers jours ». […] (2 Timothée 3 :1, 2.) Un tel contexte peut refroidir notre zèle et notre amour pour Jéhovah. […] N’oublions pas les bénédictions qui découlent de nos efforts pour nous acquitter de cette tâche[la prédication de la bonne nouvelle] confiée par Dieu. » La Tour de Garde, 15 mars 2007, pp. 12, 14.

[8] Diderot ne disait-il pas que le christianisme « par sa nature est également éloigné des fureurs outrées du fanatisme, et des craintes imbéciles de la superstition» ? Diderot,Christianisme, in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, Paris, Bordas, Univers des Lettres, 1967, p. 65.

[9] Watier P., Une introduction à la sociologie compréhensive, Belval, Circé, 2002, pp. 149, 150.

[10] Watier P., Une introduction à la sociologie compréhensive, Belval, Circé, 2002, p. 141.

[11] Watier P., Une introduction à la sociologie compréhensive, Belval, Circé, 2002, p. 145.

 

 Référence universitaire pour citer cet article :

- Barbey Ph., Les Témoins de Jéhovah : La mondialisation d'un charisme de conversion, Focus sociologique, consulté le [date].

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